LM Formentin

Auteur de théâtre & auteur-réalisateur de films

Lettre à Helen Swanson (30 septembre 1943)

4 février 2009 | Lettres à Helen Swanson

New York, le 30 septembre 1943

Chère Helen,Hier après-midi, en sortant du bureau, je n’ai pas eu envie de rentrer tout de suite chez moi et je suis allé à pied à Central Park. J’y étais allé une première fois peu après mon arrivée en mai dernier. Sans doute ignores-tu ce qu’est ce lieu et ce qu’il représente pour les New Yorkais. Il s’agit d’un immense parc situé en plein cœur de Manhattan. C’est en quelque sorte l’équivalent de Hyde Park. Mais son étendue est à la mesure de cette ville. Et sa forme parfaitement rectangulaire pourrait surprendre si elle n’était, elle aussi, à l’image d’une ville entièrement bâtie en angles droits. Au vrai, cette vaste parcelle de verdure détonne au milieu de son écrin de pierre et d’acier. Sa fonction est-elle d’exalter la nature ? En ce cas, quel hommage singulier d’une ville dressée autour d’elle comme un rempart, où elle semble étouffer ! Beaucoup de New Yorkais, qui ont une âme indulgente, voient en elle une sorte de nostalgie des origines, un dédommagement de l’histoire. Sans doute y a-t-il de cela. Central Park serait l’expression d’une louable culpabilité. Mais, pour ma part, je vois surtout dans ce lieu le sanctuaire misérable d’une nature vaincue par la civilisation, la consécration de la toute-puissance de l’homme moderne se payant le luxe de conserver le souvenir de ce qu’il a soumis. Un même élan de dévastation, pareillement coupable et cynique, a mené ailleurs dans le pays aux réserves indiennes.Au terme de cette logique, et même s’il peut faire illusion, Central Park n’a rien gardé de cette nature sauvage apparue aux premiers colons, et qu’une main attentive aurait pu préserver. Dans sa forme miniature, elle se devait en effet d’être domestiquée, c’est-à-dire reconstituée par la main de l’homme. Les allées de Central Park n’ont rien de chemins ancestraux : elles ont été pensées, puis dessinées sur du papier, avant d’être tracées sur le sol ; les arbres ont eux-mêmes été plantés selon un plan défini ; les étangs sont tous artificiels.La plupart des New Yorkais n’ont que faire de ces considérations. Central Park est un lieu d’évasion et de loisir. Ceux qui s’y rendent se félicitent surtout de pouvoir respirer l’air de la campagne en plein centre-ville. Par endroits, la hauteur des arbres parvient même à cacher les buildings et à faire oublier la rumeur des rues. Beaucoup se plaisent à penser qu’il est même possible de s’y perdre.Crois-tu que j’aie pensé à tout cela lors de ma promenade ? Crois-tu que de telles réflexions auraient pu naître du rythme de mes pas ? Certes non. J’ai marché près d’une heure, sans m’arrêter. Et en sortant du parc, sur la 59e rue, je suis passé devant une boutique qui vendait des cartes postales. L’une d’elles représentait une vue générale de Central Park prise du haut d’un building alentour. Je l’ai achetée. Et c’est en la regardant tout à l’heure, posée sur mon bureau, que j’ai écrit ce que tu viens de lire. Je ne t’ai donc pas raconté ma promenade ; je t’ai décrit cette carte postale. Je ne t’ai pas livré ces pensées « en marche » qui surgissent, parfois d’une manière désordonnée, lorsque le corps est en action et qu’il s’écoute lui-même par les mots. Je t’ai confié ces pensées « immobiles », portées seulement par le regard, et plus sûrement par l’imagination, qui projettent une parole par-dessus les temps et les lieux. Mais il est vrai qu’au cours de cette promenade je n’ai pensé à rien.Tendrement,John