LM Formentin

Auteur de théâtre & auteur-réalisateur de films

Lettre à Helen Swanson (12 octobre 1943)

21 janvier 2009 | Lettres à Helen Swanson

New York, le 12 octobre 1943

Chère Helen,J’ai lu hier soir, ou d’une certaine manière relu, un livre très court de Sigmund Freud, intitulé Le malaise dans la culture (Das Unbehagen in der Kultur) que j’avais tenté de lire en allemand lorsque j’avais vingt ans, à une époque où mon orgueil me dictait de lire les œuvres dans leur langue originale. Dois-je préciser que je ne maîtrisais pas alors assez l’allemand, ni d’ailleurs les théories de Freud, et que ce livre m’était tombé des mains ? Je me le suis donc procuré dans sa traduction anglaise chez mon merveilleux libraire de Greene St., tandis que je venais chez lui pour tout autre chose.Ce livre est à la fois fascinant et très décevant. Il fait partie de ces ouvrages qu’on dévore jusqu’à la dernière page en se réjouissant sans cesse de ce qui va suivre, en attendant fiévreusement le moment où l’auteur entrera dans le vif du sujet. Mais ce moment ne vient jamais. On referme l’ouvrage en se demandant où est la suite, comme si celui-ci n’était qu’une longue introduction à quelque chose qui n’aurait jamais été écrit, ni même pensé, mais que l’auteur a promis peut-être malgré lui.Il y a au cours de cette « introduction » des pages mémorables sur le « sentiment océanique » (repris de son ami R. Rolland), cette nostalgie d’unité qui puise son origine dans le narcissisme débridé du nourrisson ne pouvant encore se séparer du monde extérieur, nostalgie reprise, alimentée, mise en forme par la religion (sentiment qu’il faut d’ailleurs relier à l’Un de Plotin). D’autres pages, où j’ai d’ailleurs cru parfois déceler un certain humour, ont retenu mon attention : sur les différentes manières d’atteindre le bonheur (mentionnant en particulier le travail, la drogue, l’amour, l’art, la religion) ; sur l’invraisemblance d’un accroissement égal du bonheur et de la culture, et l’hypothèse plus vraisemblable d’une réduction du bonheur à proportion d’un accroissement de la culture ; sur la vaine comparaison entre plusieurs époques et plusieurs cultures ; sur la possibilité donnée par la culture d’échanger une part de bonheur contre une part de sécurité ; sur la transformation d’une insatisfaction érotique en penchant d’agression ; sur l’apparition de la culpabilité lorsque l’agression est rendue impossible par la culture (idée qu’on trouve déjà à l’identique chez Nietzsche) ; enfin sur l’accroissement du sentiment de culpabilité comme prix à payer pour le progrès de la culture, etc.Loin d’être une nouveauté sous la plume de l’auteur, tout cela sonne davantage comme un rappel d’idées antérieurement développées. Il lui reste alors quatre pages pour répondre à la question que je croyais annoncée par le titre Le malaise dans la culture, et qui seul m’importait à vrai dire : « Si le développement de la culture ressemble tant à celui de l’individu et travaille avec les mêmes moyens, ne serait-on pas fondé à diagnostiquer que maintes cultures — ou époques de la culture — peut-être l’humanité tout entière — sont devenues “ névrosés ” sous l’influence des tendances de la culture ? »La question à peine posée, et si tardivement posée, la réponse ne vient pas. Les dernières pages identifient confusément l’individu et la culture (idée pour moi absolument incompréhensible) et introduisent laborieusement le concept de « sur-moi-de-la-culture », s’enlisant dans des considérations qui trahissent surtout le désarroi de l’auteur face à des questions qui le dépassent. Freud s’avoue vaincu. Et il le dit, ce qui l’honore. Mais nous n’étions pas habitués, de sa part, à une telle modestie. Est-ce l’effet de l’âge ? Trente ans de moins l’auraient-ils rendu plus ambitieux ? Je l’ignore. Mais il reste ma déception.Aussi, tu me connais, à la question restée en suspens, j’ose donner moi-même la réponse que j’attendais : oui, l’humanité tout entière est névrosée et, plus que cela, la névrose est la définition même de l’humanité.Je n’irai pas plus loin, car là n’est pas le propos de cette lettre. Il me faudrait ici entrer dans les détails du livre, ce que je ferai peut-être une autre fois, et développer ma pensée, ce que je ferai le jour venu dans mon Histoire de la sagesse.Pour revenir au livre de Freud, il demeure évident que, malgré sa brièveté, il attaque de front, à sa manière, des questions essentielles de la philosophie, se séparant, certes difficilement parfois, d’un verbiage psychanalytique hésitant qui me laisse de marbre. Car si j’ai quelques doutes sur le point de savoir si Freud a inventé ou pas une nouvelle science, je n’en ai aucun sur sa qualité de philosophe. Je crois même que la postérité ne retiendra que cela.Mais je veux aller plus loin. Et, pour cela, je ne résiste pas au plaisir de copier ici un passage entier de son livre, qui n’est d’ailleurs qu’une note de bas de page (puisqu’elle s’écarte considérablement de son propos), mais qui en dit long sur le génie de l’auteur :« Un matériel psychanalytique incomplet, qu’on ne peut interpréter avec certitude, permet cependant au moins une supposition — qui paraît fantastique — au sujet de l’origine ce haut fait humain. […] »Pardonne-moi d’interrompre déjà la citation, mais j’ai omis de préciser que cette note vise à donner une explication, ou plutôt un éclairage, sur la domestication du feu à l’époque préhistorique, qu’il mentionne comme un des « actes culturels » majeurs dans l’évolution humaine, la qualifiant au passage de « performance tout à fait extraordinaire ».Relis attentivement cette première phrase et tu relèveras toi-même combien Freud avance prudemment : le matériel psychanalytique est « incomplet », on ne peut « l’interpréter avec certitude », mais il permet au moins une « supposition », qui paraît « fantastique ». Selon moi, tout Freud est là, à la fois dans cette prudence, celle du scientifique qu’il aimerait être, et dans cet emportement, qui est le propre d’un créateur, d’un artiste, qu’il est à mes yeux. Car voici la suite :« C’est comme si l’homme originaire avait eu l’habitude, quand il rencontrait le feu, de satisfaire sur lui un plaisir infantile en l’éteignant par son jet d’urine. Sur la conception phallique originaire de la flamme qui, comme une langue, s’étire dans les airs, il ne peut y avoir, d’après les légendes existantes, aucun doute. Eteindre le feu en urinant — ce à quoi ont encore recours ces tardifs enfants de géants que sont Gulliver à Lilliput et le Gargantua de Rabelais — était donc comme un acte sexuel avec un homme, comme une jouissance de la puissance masculine sans la compétition homosexuelle. Celui qui, le premier, renonça à ce plaisir, épargnant le feu, put l’emporter avec lui et le contraindre à le servir. En étouffant le feu de sa propre excitation sexuelle, il avait domestiqué cette force de la nature qu’est le feu. Cette grande conquête culturelle serait donc la récompense d’un renoncement pulsionnel. Et de plus, c’est comme si on avait commis la femme à être gardienne de ce feu retenu prisonnier au foyer domestique, parce que sa conformation anatomique lui interdit de céder à une telle tentation de plaisir. Il faut aussi noter avec quelle régularité les expériences analytiques attestent la corrélation entre ambition, feu et érotisme urinaire. »Tu ne peux pas imaginer comme j’ai ri en lisant ces lignes. J’ai ri de bon cœur et, sincèrement, sans la moindre malveillance. Bien au contraire, j’admire qu’on puisse écrire des choses aussi folles. Et je crois que c’est ce que j’admire le plus chez Freud. C’est aussi pourquoi j’ai tant été impressionné par Totem et tabouUn souvenir d’enfance de Léonard de Vinci et Moïse et le monothéisme, qui sont pour moi de pures et sublimes fantaisies.J’ignore comment lui-même considérait ces
ouvrages, et nous pouvons peut-être en avoir une idée lorsque nous lisons dans Le malaise dans la culture, au sujet de Totem et tabou : « […] ou bien toute l’histoire de la mise à mort du père est un roman […] », et plus loin : « D’ailleurs, si ce n’est pas un roman, mais une page d’histoire plausible […] ». Ainsi aurait-il quelque doute a posteriori ? Reconnaîtrait-il finalement chez lui quelque excentricité ?Freud était médecin, et il révérait la science. Assurément, il la plaçait au-dessus de l’art et de la religion, qu’il tenait en face d’elle pour de piètres consolations, détournées du « principe de réalité ».Freud eût sans doute fait un excellent scientifique, comme il eût fait un excellent médecin, ou encore un excellent policier. Car il aimait par-dessus tout mener l’enquête, et découvrir ce qui, aux autres, était dissimulé. C’était son orgueil. Mais quel domaine d’étude pouvait contenir un orgueil aussi grand ? Aucun de ceux que son époque lui offrait ne pouvait contenter cet esprit fier et conquérant. Son orgueil était si grand, le poussant si loin dans ses recherches, qu’il est allé jusqu’à inventer un nouveau domaine d’étude, taillé à sa mesure, à la mesure de cet orgueil, aussi vaste que l’âme humaine.Mais, quoi qu’il en dise, la métapsychologie n’est pas une science, ni la psychanalyse une pratique médicale. Freud n’a jamais compris ce qu’il inventait. Toute sa vie n’a été qu’un malentendu : Freud n’a jamais rien été d’autre qu’un philosophe, c’est-à-dire, à mes yeux, un artiste ; et son œuvre, une œuvre d’art.Cela fait de lui le fils indigne d’une époque infectée par la science et le positivisme. Mais il reste à comprendre ce qui l’a empêché de trahir tout à fait son époque, de rompre avec le mirage de la science, et de se considérer enfin pour ce qu’il était : un authentique artiste.Il faut rappeler ici ce que je crois. Un scientifique, tout comme un artiste, interroge le monde. Avec plus ou moins d’ardeur, tous deux le somment de s’expliquer. Mais le monde se tait, inlassablement. Et l’un et l’autre s’imposent alors l’exténuante et déraisonnable tâche d’inventer un langage susceptible de couvrir, ou du moins d’équilibrer ce silence. Naturellement, cet effort est vain. Mais qu’importe ! puisqu’aussi longtemps qu’il se maintient au cœur de l’homme cet effort l’aide à ne pas désespérer de ce silence, et à lui rendre ce monde plus supportable.Le scientifique, comme l’artiste, doit sans cesse accorder tout son crédit au langage qu’il crée, au risque de perdre le sens de son effort. En cela, ils sont tous deux pareils aux hommes de religion, menacés à chaque instant de perdre leur croyance, qui est aussi leur raison de vivre. Le rapprochement n’est pas fortuit : la science et l’art sont des actes de foi.Mais les langages créés par ces deux natures angoissées que sont l’artiste et le scientifique diffèrent, à la fois dans leur nature et dans les moyens qu’ils se donnent. Le scientifique applique à son langage la plus haute distinction qu’il ait imaginé, et qu’il dispute à l’homme de religion : son langage est celui de la « vérité ». Pour s’en convaincre, il s’appuie sur « l’expérience », à laquelle il se presse de se soumettre, et qu’il invoque pour soumettre tous les autres autour de lui. Car persuader les autres, c’est d’abord se persuader soi-même. Mais persuader les autres, c’est aussi les dominer, et ainsi dominer le monde, du moins commencer à le reconquérir, en se donnant une première victoire. La « preuve », voilà qui tient debout le scientifique.L’enjeu est sans doute le même pour l’artiste : il cherche à convaincre et, par là, à se convaincre lui-même. Mais ce qui l’emporte, ce n’est pas la vérité, qu’il ignore ou qu’il moque, parce qu’il la sait vaine, mais la subtile perfection d’une forme, capable soudain de fixer dans une apparence le chaos du monde, et d’apaiser, pour un instant au moins, son angoisse. Il ne cherche pas la « preuve », mais « l’ivresse ».Que Freud ait méconnu sa propre vocation reste à mes yeux un manquement, l’aveu même d’une faiblesse, que je condamnerais si je ne la  trouvais dans le même temps parfaitement touchante. Freud s’est accroché toute sa vie à la science, en pensant sans doute inconsciemment qu’elle était le plus court chemin pour convaincre, les autres et lui-même. Or je ne vois dans la psychanalyse aucune science, mais seulement l’effort immense et désespéré d’un homme qui veut mettre en ordre un monde qui ne l’est pas, et réconcilier l’homme avec ce monde, c’est-à-dire avec lui-même. Et quelle prodigieuse imagination a-t-il mise au service de cet effort ! Et quelle vie de labeur ! Et quelle terrible et incessante vigilance de l’esprit !Freud avait toutes les qualités d’un philosophe (qui n’est qu’un cas particulier d’artiste) ; son œuvre en témoigne suffisamment, du moins à mes yeux. Mais il lui manquait une qualité, pourtant essentielle : la fantaisie — c’est-à-dire un vrai désespoir. Toute sa vie, il s’est pris au sérieux, et a pris au sérieux ce qu’il disait. En dernier ressort, il croyait à la possibilité d’une vérité, et se croyait, pour une large part, capable de l’atteindre. Il avait besoin de cette vérité. Il en avait besoin comme de sentir la terre sous ses pieds. Sans elle, sans cette croyance, il se fût sans doute perdu. Et pour qu’elle joue pleinement son rôle et apaise son angoisse, il s’est acharné à lui donner l’allure d’une vérité scientifique, celle qui s’entoure de preuves, celle que peut vérifier l’expérience et qui peut s’imposer à tous, par les lois communes de la raison.Il est vrai que la tentation de la « preuve » est grande pour les philosophes. La plupart y ont cédé. Il est vrai aussi qu’en Grèce la philosophie est née de la science. Nietzsche lui-même, pourtant si peu suspect de ce point de vue, s’est laissé griser dans les dernières années, en cherchant dans les sciences naturelles une confirmation de sa Volonté de puissance, qui n’en avait guère besoin. Entre la science et l’art, les philosophes ont ainsi souvent lorgné la science, fascinés par elle, et plus précisément par les privilèges qu’elle donne. Mais les philosophes, crois-moi, ne sont en réalité que des artistes qui s’ignorent.Et c’est pour cette raison que Freud restera, selon moi, comme l’un des plus grands penseurs, c’est-à-dire comme l’un des plus grands artistes du XXème siècle. Et peu m’importe qu’on démontre un jour que ses ouvrages sont un tissu d’affabulation et tout au plus le délire d’un charlatan ou d’un médecin dévoré d’ambition. Peu m’importe la « vérité ». Ce que je sais, c’est que ce délire me touche et suscite mon admiration, et que de nombreux points de sa « théorie » rejoignent mes propres réflexions. Il reste qu’à côté de lui je demeure un artiste. C’est ma seule ambition. Et je ne saurais d’ailleurs dire si elle est plus ou moins grande que la sienne.Pardonne-moi d’avoir été aussi long avec le bon docteur Freud, mais que veux-tu ? il m’inspire.Tendrement,John