Londres, le 12 février 1940
Chère Helen,J’ai souvent pensé à toi ces jours-ci. Ta longue lettre du 31 m’a beaucoup réjoui. Enfin tu me livres quelques détails de ta vie, de tes sentiments, de tes pensées. Je te supplie si souvent de le faire, et cela est si rare, que je finis par croire la chose impossible. Et quelle joie lorsque je découvre soudain une lettre de plusieurs pages où tu te révèles, sans fausse pudeur, avec simplicité. Mes mains tiennent fièvreusement les feuilles de papier et mes yeux courent sur la page, échappant à la ponctuation, bondissant d’une ligne à l’autre, et je me pénètre de tes mots comme s’ils étaient le son même de ta voix échappant de ta bouche – près de moi.Ces longues pages, dont j’imagine le temps et la peine qu’elles t’ont coûtés, se condensent alors chez moi en une ou deux minutes d’une lecture intense et exaltée ! Mais je n’en reste pas là. Car je relis toujours plusieurs fois chacune de tes lettres. Aussitôt que je l’ai reçue, je la lis deux ou trois fois de suite. Puis je la reprends à d’autres moments, jusqu’au soir, et les jours suivants. Je la relis chaque fois avec plus d’attention, retrouvant par le souvenir chacune des émotions de ma première lecture. Mais de nouvelles choses, jusque là inaperçues, m’apparaissent : des nuances, des inflexions, quelques détails qui m’avaient d’abord échappé. Partout où je sens telle ellipse, ou tel raccourci dans l’expression, je devine ce que le manque de temps ou une forme de retenue t’ont empêchée d’écrire. Rien n’épuise ma curiosité.Je me réjouis, encore une fois, de ton mariage. Je m’en réjouis autant qu’il me paraît te rendre heureuse. Car je t’ai vu trop longtemps souffrir, et je sais quelle épreuve est pour toi la solitude. Ai-je le droit de juger ton mari (il me faut désormais l’appeler Robert — entré dans ta vie, il est entré dans la mienne) ou d’en préjuger la clairvoyance ? Au nom de notre attachement, qui dure depuis tant d’années, je le crois. Ainsi je m’interroge, et le plus simplement qui soit : connaît-il sa chance ? Sait-il quelle merveilleuse destinée présage son engagement auprès de toi ? Mais, aussi bien, a-t-il pris la mesure, en faisant de toi son épouse, des devoirs qu’impose un tel engagement ? J’aimerais être certain qu’il saura te rendre heureuse. Aussi je l’espère de tout cœur. Ni toi ni moi, naturellement, ne pouvons l’assurer. L’avenir seul le dira.Pardonne-moi cette rigueur et cette prudence, relevant d’un pessimisme que tu m’as si souvent reproché, et qui ne sont, à ce jour, peut-être pas de mise. Mais, crois-moi, peu d’hommes ici-bas sont dignes d’estime, et moins encore méritent une femme telle que toi. C’est pourquoi, sans le connaître, je tremble à l’idée que cet homme pourrait se révéler plus tard autrement qu’il n’est aujourd’hui, et briser d’un coup la confiance que tu as placée en lui. Pour toi, j’en serais affligé, et ne le supporterais pas.Et, disant cela, tu sais à quel point je suis sincère et comme il n’y a chez moi le moindre sentiment de rivalité. Ensemble, toi et moi, nous sommes dans un autre monde, n’est-ce pas ? Et dans ce monde où nous sommes — seuls, sans témoins — même absent, même éloigné, je demeure à tes côtés, par la pensée, par le souvenir, par l’imagination, par la démesure de mes sentiments, par mes lettres. Je serai toujours le fidèle et indéfectible amant de tes rêves.Tendrement,John