On entend souvent dire que la religion sert à donner un sens à la vie, à souder une communauté ou à conjurer la peur de la mort. « La peur fit les dieux » écrivait déjà Pétrone. Mais est-ce bien vrai ? D’ailleurs, la religion sert-elle à quelque chose ?
L’approche fonctionnaliste, qui consiste à expliquer l’existence d’une chose par sa fonction (transpirer sert à refroidir le corps, la cérémonie du mariage sert à informer sa communauté qu’on n’est plus disponible), voit dans la religion un moyen de renforcer la cohésion sociale.
Mais en vérité la religion n’a pas vraiment de but. Elle ne répond pas à un besoin. Elle est le produit d’un processus cognitif. C’est une sorte d’illusion mentale comme il y a des illusions d’optique.
On reproche aux religieux d’être crédules, de croire n’importe quoi. Or, ils ne croient pas n’importe quoi. La religion n’est pas un domaine où tout est permis, où n’importe quelle croyance peut apparaître et se transmettre. La liste des croyances possibles est limitée.
L’idée que les âmes des morts rôdent parmi les vivants est très courante alors que personne ne croit que les dieux ont créé le monde pour les oiseaux et ne s’intéressent qu’à eux, que les chiens pensent en allemand ou que nous sommes le rêve d’un poulpe.
Les hommes ne sont pas croyants parce qu’ils font taire leur esprit critique et acceptent des assertions extraordinaires ; ils font taire leur esprit critique parce que certaines assertions leur sont devenues évidentes et valident leurs intuitions.
Les nombreux concepts religieux sont dus non à une diversification mais à une réduction des croyances possibles. Ceux qui perdurent sont ceux qui se sont maintenus au détriment d’autres variantes. L’origine de nombreux phénomènes culturels est le résultat d’une sélection.
Le biologiste Richard Dawkins décrit la culture comme un ensemble de mèmes qui se transmettent comme les gènes. Les mèmes sont des unités culturelles (idées, valeurs, contes, refrains…) qui incitent les individus à agir de façon à ce que d’autres individus les enregistrent.
Les concepts religieux les plus fréquents sont simplement des mèmes plus performants qui se sont diffusés mieux que d’autres. C’est ce qui explique pourquoi on retrouve tant de croyances similaires à travers le monde.
Nous assimilons de différentes façons les éléments culturels : inconsciemment, comme la langue ; consciemment, comme les maths. Il y a différents modes d’acquisition du savoir car le cerveau à certaines dispositions pour apprendre certaines choses. Le cerveau n’est pas vierge.
Il organise l’information en donnant un sens à ce qui est observé. Cela lui permet d’aller au-delà de l’information recueillie en produisant des inférences. Des infos sont créées à partir d’autres infos. Dans une large mesure, nos connaissances ne sont pas apprises mais déduites.
L’enfant qui voit une poule pondre un œuf va déduire que toutes les poules du monde pondent des œufs. Il va transformer une observation en connaissance. Ce processus de connaissance intuitive s’applique aussi bien à plantes, aux animaux, aux comportements, aux usages…
À partir d’un minimum d’informations nous exploitons spontanément, par inférence, nos catégories ontologiques (homme, objet, arbre…) pour faire des prévisions. Pour cette raison, l’imagination n’est pas un domaine d’absolue liberté. Elle est limitée par des structures mentales.
Nous avons des attentes précises à propos d’objets imaginaires. Personne ne s’étonne de voir Gandalf chevaucher un aigle alors qu’on serait surpris s’il traversait la Terre du Milieu à moto. Un monde imaginaire doit rester cohérent. On ne peut pas faire n’importe quoi.
Cette contrainte s’applique également aux concepts religieux. Si nous sentons intuitivement que certains concepts religieux sont plus crédibles que d’autres, c’est parce qu’ils sont élaborés selon certaines recettes mentales. D’où la similarité de tant de traditions religieuses.
Nous produisons constamment des scénarios imaginaires : que se passerait-il si je faisais tel choix, si je quittais mon boulot, si j’avouais mon infidélité ? Avant d’agir, nous considérons automatiquement plusieurs scénarios construits à partir d’une somme d’inférences.
Les concepts religieux sont des combinaisons de représentations mentales qui respectent deux conditions : ils violent certaines prédictions des catégories ontologiques et en préservent d’autres.
Pour fabriquer un bon concept surnaturel, il faut décrire une chose appartenant à une catégorie ontologique : animal, plante, personne, objet, nature (rivière, montagne) et spécifier la propriété qui viole certaines prédictions intuitives de la catégorie.
Un fantôme appartient à la catégorie « personne » (avec des intentions, des pensées, un caractère), mais traverse les murs. Une idole est un objet, mais entend les prières. On s’attend à voir un fantôme se déplacer, comme une personne, mais on transporte l’idole, comme un objet.
Le concept religieux permet de faire des prédictions. Un fantôme va produire des inférences liées à une personne, un totem des inférences liées à un objet, un arbre magique des inférences liée à une plante.
L’étrangeté ne suffit pas à fonder une religion. Il faut que le mythe soit frappant pour qu’on s’en souvienne et qu’on veuille le transmettre, mais aussi qu’il valide nos intuitions. Par ailleurs, on se souvient mieux des violations ontologiques que des bizarreries.
On retient mieux les descriptions qui violent certaines de nos attentes intuitives. « Un homme qui passe à travers les murs » (violation ontologique) est mieux mémorisé qu’« un homme qui a six bras » (violation qui ne concerne pas la catégorie ontologique personne).
De même, « une table triste » (violation ontologique) est mieux mémorisée qu’« une table en chocolat » (violation surprenante mais pas ontologique). Par ailleurs, toutes les croyances et superstitions n’ont pas nécessairement un potentiel religieux.
Les concepts religieux produisent des effets sociaux importants, sont source de rituels, définissent l’identité de groupe, influencent les comportements. Les croyances aux vampires, à l’astrologie ou aux E.T. ne produisent pas de tels effets.
Le fait de penser que je suis entourée d’agents parfaitement informés (dieux, ancêtres) risque de modifier mon comportement. Si les autres pensent la même chose que moi, leur comportement changera aussi. C’est pourquoi leurs représentations m’importent énormément :
si beaucoup de gens croient que des E.T. sont parmi nous, ils n’ont instauré aucun rituel spécifique, n’ont pas modifié leur mode de vie, ne se sentent pas menacés pas ceux qui ne partagent pas leur croyance, car les E.T. ne possèdent pas d’informations stratégiques sur eux.
Ceux qui croient aux E.T. ne se disent pas que les E.T. les observent en permanence, les jugent ou influencent leur existence. L’entité religieuse doit être informée des conditions qui déterminent nos interactions sociales : qui sait quoi, qui a fait quoi avec qui et pourquoi…
Notre intuition morale nous incite à penser que si l’on pouvait voir l’ensemble d’une situation, on comprendrait immédiatement ce qui est bien ou mal. Les concepts religieux sont des concepts de personnes ayant une vue d’ensemble sur une situation.
Nos intuitions morales sont claires mais leur origine nous échappe. Voir ces intuitions comme le point de vue d’un observateur extérieur est une façon plus simple de comprendre pourquoi nous avons ces intuitions. Les entités religieuses personnalisent nos intuitions.
Si vous estimez qu’il est mal de voler un ami, vous pensez que c’est mal, non de votre seul point de vue mais d’une façon générale. La religion n’est pas le fondement de la moralité, ce sont les intuitions morales qui rendent la religion plausible.
Les agents surnaturels ne sont pas nécessaires pour expliquer quoi que ce soit, mais sont si faciles à se représenter, si riches d’inférences possibles qu’ils jouissent d’un avantage dans la transmission culturelle. « Le prolongement de l’intuition, c’est Dieu » écrit Hugo.
La religion repose sur des expériences bien réelles : les liens qui nous unissent aux membres du groupe auquel on s’identifie, l’existence des règles morales communes qui semblent aussi universelles que des lois physiques, l’influence qu’exerce encore un proche disparu…
Le corps d’un mort nous apparaît comme quelque chose d’étrange, de fascinant et d’inquiétant. On veut le conserver car on y est attaché et on veut s’en débarrasser car il est vecteur de maladie. Par ailleurs, il viole nos attentes intuitives tout en étant parfaitement réel.
Le cadavre déclenche des inférences liées à une personne et d’autre part les contredit. Il crée un genre de dissociation. On lui parle, on se comporte comme s’il avait des intentions, on serait choqué si on le mutilait, si on le jetait à la poubelle comme un vulgaire objet.
Détrousser un cadavre nous paraît scandaleux, comme si on portait atteinte à la propriété d’une personne. On est choqué par la profanation d’une sépulture, comme si la dignité du mort était bafouée.
On continue à produire des inférences sur la personne comme si elle était toujours en vie. Cette incohérence s’exprime dans des phrases comme: « Il aurait aimé ceci ; il doit se retourner dans sa tombe ; je fais ça pour lui…»
Un système cognitif continue à fournir des inférences tandis qu’un autre produit des données qui excluent de telles inférences. Ca explique la dualité entre l’âme et le corps qu’on retrouve dans d’innombrables religions.
L’homme est un animal social. Il constate des processus sociaux qu’il ne s’explique pas. De ce fait, il pense avoir affaire à des forces mystérieuses. Ma tribu n’a pas été créée par ses membres actuels et ne va pas disparaître avec eux. D’où vient cette étrange stabilité ?
On éprouve de la honte ou de la fierté pour des actions commises par notre groupe des générations auparavant. La haine entre différents groupes survit à travers le temps. Le groupe semble exister indépendamment des membres successifs qui le composent.
La psychologie sociale montre qu’il est facile de créer de forts sentiments d’appartenance et de solidarité entre des personnes arbitrairement réparties en groupes. Il suffit de leur dire qu’elles font partie des Rouges ou des Bleus. On est programmé pour constituer des groupes.
On fait davantage confiance aux membres de son groupe, on éprouve d’avantage d’empathie, on se sent plus solidaire. Même si le groupe est superficiel, la défense du groupe peut engendrer des actes de violences disproportionnés, comme les bagarres entre supporter de foot.
Nous sentons intuitivement que nous sommes attachés à un groupe sans être capable de l’expliquer. Nous construisons instinctivement des groupes et nous produisons ensuite des fictions pour justifier ces groupes (un dieu, une race, un roman national, un mythe fondateur…)
La religion ne produit pas le sentiment d’apparence, ne rend pas intolérant, violent ou charitable envers les siens. C’est parce qu’on se sent lié à un groupe, parce qu’on est intolérant, violent ou solidaire qu’on invente des religions pour justifier nos comportements.
La religion ne produit pas ces comportements, elle leur donne un cadre et une légitimité. C’est parce qu’on a besoin de s’assurer de la loyauté des membres du groupe qu’on va justifier religieusement leur contrôle social et leur demander des preuves de loyauté.
Chaque membre du groupe doit signaler son intention de coopérer, quel qu’en soit le coût. Le meilleur moyen de savoir si un individu est prêt à payer le prix pour faire partie d’une coalition est de le faire payer d’avance en pratiquant un rite de passage ou un rite initiatique.
Pour montrer leur loyauté, les membres d’un groupe vont arborer des marqueurs signalant leur appartenance au groupe (courant dans les gangs). On se méfie d’autant plus des étrangers lorsqu’ils manifestent leur appartenance à un autre groupe (vêtement, tatouage, drapeau…).
Un marqueur communautaire est perçu comme un signe de loyauté envers son groupe mais peut être perçu par les autres groupes comme un signe d’hostilité. Plus des groupes différents coexistent, plus ils se sentent menacés et plus ils se replient sur eux-mêmes.
On observe d’ailleurs que la confiance et la solidarité ont tendance à baisser dans les sociétés multiculturelles. Des tensions apparaissent. Les questions identitaires s’imposent au détriment des questions sociales.
Ce sont les personnes les plus fragiles psychologiquement (mal-être, dépression, anxiété), économiquement (les pauvres) ou culturellement (les minorités) qui ont davantage besoin d’affirmer leur appartenance à un groupe pour bénéficier de sa protection.
C’est la raison pour laquelle les conservateurs se retrouvent souvent parmi les populations les plus précaires. En substituant aux notions de riches et de pauvres celles de libéraux et de conservateurs, on remplace un jugement économique par un jugement moral.
Cela permet aux riches de mépriser les pauvres en ayant bonne conscience. Comme l’a très bien analysé Bourdieu, émancipation individuelle, tolérance ou transgression sont souvent des valeurs bourgeoises (ce qui ne veut pas dire que c’est mal, mais que c’est socialement marqué).
Plus la période est incertaine (précarité, crise, conflit), plus la solidarité devient nécessaire. Pour gagner la confiance de son groupe on peut aller jusqu’à commettre des atrocités. Plus l’insécurité est grande plus on accepte de payer un coût élevé pour témoigner sa loyauté.
Croire en une entité surnaturelle est un indice clair de disposition morale qui encourage la coopération. On peut prédire les valeurs et le comportement de ce ceux qui partagent nos croyances. Ça crée une confiance qui facilite l’entraide.
Accepter les contraintes religieuses est une façon d’afficher sa loyauté. Le coût est compensé par les avantages de la coopération. Les Occidentaux peuvent se passer de la religion parce qu’ils se sentent protégés par leurs institutions solides et leur économie prospère.
Participer aux différents rituels est une obligation sociale commune à toutes les religions. Ce qui rend le rituel important est que l’on considère qu’il rend possible la société. Mais c’est l’inverse. C’est parce qu’on fait société qu’on invente des rituels pour l’expliquer.
C’est une erreur (une croyance) de croire que la société a besoin du rituel pour perdurer. De même que la religion n’est pas la cause de la morale, les rituels ne créent pas d’effets sociaux : ils créent l’illusion qu’ils en créent.
Celui atteint de TOC est convaincu qu’il se met en danger s’il n’accomplit pas certains gestes précis. Le rituel est une sorte de TOC collectif. On lui attribue à tort le pouvoir magique de conserver l’ordre social, de protéger la communauté.
Le message du monde moderne n’est pas seulement qu’il existe d’autres façons de vivre et qu’il faut être tolérant, mais aussi qu’on peut faire ce qu’on veut sans subir de coût social. Quoi qu’on pense, on est protégé et on conserve sa position sociale tant qu’on respecte la loi.
Ce message nous paraît si évident que nous ne voyons pas à quel point il menace les interactions sociales. Nous ne comprenons pas la défiance qu’il suscite et la crise de la confiance qu’il produit (on nous ment, chacun poursuit ses intérêts, on ne peut se fier à personne…).
Du point de vue religieux, le fait que le monde moderne permette des choix nombreux sans en faire payer le prix signifie que la défection ne coûte rien et qu’elle est donc très probable. Notre confiance n’a plus aucune garantie.
En résumé, un concept religion permet d’activer en même temps les systèmes d’inférence liés au vivant, à la mort, à la morale, à la société… C’est ce qui le rend si efficace. La religion obéit au principe de parcimonie, elle explique beaucoup de choses avec peu d’hypothèses.
La science est plus contrariante car elle démystifie nos intuitions et nous oblige à « penser contre le cerveau » comme dit Bachelard. Elle ôte aussi la possibilité d’inventer notre réalité. Et comme tout finit par des chansons.