LM Formentin

Auteur de théâtre & auteur-réalisateur de films

La leçon, II-II

7 décembre 2022 | La leçon

Quand je me suis réveillée la première fois, il faisait nuit. J’ai ouvert brièvement les yeux et je ne voyais rien. J’ai seulement aperçu le dessin de la fenêtre dans l’obscurité. Il m’a fallu un petit moment pour comprendre ce qu’était cette fenêtre, où elle était, où j’étais. Même après avoir refermé les yeux l’image est restée longuement en moi comme si je continuais de la voir ou plutôt comme si c’était la fenêtre elle-même qui me regardait tout au fond de mes propres ténèbres. Puis d’autres images sont apparues, l’escalier, la vue de la chambre en entrant, le canapé-lit qui s’ouvre. Enfin c’est la douce sensation d’être enveloppée dans des draps chauds qui s’est imposée à mon esprit, celle-là même ressentie au moment de mon endormissement quelques heures plus tôt, et c’est avec elle que je me suis rendormie.

Plus tard, je me suis réveillée à nouveau, mais je ne suis pas sûre d’avoir ouvert les yeux. Pourtant je suis sûre qu’il faisait encore nuit. J’ai peut-être ouvert un œil. Je me souviens surtout que j’étais allongée sur le ventre et que je me suis légèrement soulevée pour tourner mon visage de l’autre côté. Après cela, je crois que je n’ai pas eu d’autre pensée que celle d’être parfaitement immobile, de ne pas même sentir mon corps, de ne pas davantage entendre ma respiration, de n’être qu’un minuscule point dans une nuit infinie. Ai-je d’ailleurs vraiment pensé ? puisque cet état de torpeur et de contentement mêlés s’est aussitôt dissous dans le sommeil, un sommeil calme, profond, pareil à un sanctuaire que rien, aucune lumière, aucun bruit, aucun rêve ne viendrait troubler.

Enfin le jour était levé. La pièce baignait dans une clarté blême. A force de regarder le mur et la commode, j’ai compris que cette fois je ne me rendormirais pas. Je regardais aussi la fenêtre au-dessus de moi et, sans voir le ciel, je devinais qu’il faisait mauvais temps. Je me suis dit plusieurs fois que je devais me lever. Mais, comme je ne trouvais pas de raison de le faire, je n’en trouvais pas non plus la force. Finalement, je me suis un peu redressée et allongée sur le côté en pensant que peut-être je me laisserais emporter par le mouvement. Mais j’ai remonté la couverture et je n’ai pas bougé. Par moments, je croyais entendre des bruits au-dessous, dans l’appartement de Philippe. Mais ils étaient trop faibles et indistincts pour que je pusse être sûre que ce ne fût pas le fruit de mon imagination.

C’est lorsque j’ai réalisé que j’avais envie d’aller aux toilettes que je me suis dit que je tenais là une raison de me lever. Je me souvenais que Philippe m’avait parlé de toilettes communes à l’étage. J’ai rabattu la couverture sur mes jambes et, d’un coup, je me suis redressée et assise au bord du lit. J’étais étonnée de ne pas avoir froid alors que j’étais nue. J’ai pensé un instant que je pouvais sortir ainsi. Mais l’idée de croiser quelqu’un au-dehors m’en a dissuadée, d’autant que je n’étais pas chez moi. J’ai alors attrapé ma robe qui était tombée à terre et je l’ai enfilée aussitôt debout. J’ai tourné la clé dans la serrure, ouvert la porte et, en sortant sur le palier, j’ai découvert face à moi une rambarde de fer et, au-delà, le vide d’une cage d’escalier. J’ai avancé d’un pas, posé mes mains sur la rambarde et, en me penchant prudemment, j’ai observé le long chapelet de marches ruisselant en spirale et s’enfonçant peu à peu dans l’obscurité. La lumière, coulant d’une sorte de lucarne percée dans le toit, encore plus pâle que dans ma chambre, semblait s’évanouir dans l’air avant que d’atteindre les murs. Il y a eu alors un bruit dans l’immeuble, sans que je sache d’où il venait, et cela m’a un peu inquiétée. Je me suis dit que je devais faire vite. Je me suis alors engagée dans le couloir qui prolongeait mon palier et j’ai passé quelques portes avant de trouver, tout au fond, celle des toilettes. En entrant, j’ai vu qu’il n’y avait pas de siège, mais seulement un trou dans le sol. J’ai fermé la porte et poussé le verrou. Je me suis accroupie puis je me suis dépêchée car j’avais froid. Après cela, j’ai tiré la chasse d’eau qui s’est déclenchée d’un coup, avec fracas. J’ai sursauté et poussé un petit cri qui m’a étonnée moi-même. Le jet était si puissant que je n’ai pas eu le temps de m’écarter. Aussitôt j’ai eu les pieds trempées. Il m’a fallu quelques instants pour tirer le verrou qui était coincé et ouvrir la porte tandis que mes pieds continuaient de baigner dans l’eau glacée. Enfin sortie, je me suis précipitée vers ma chambre et, en poussant la porte, je me suis retournée et j’ai vu que j’avais laissé des traces de pas sur le parquet. Cela trahirait ma présence. Mais peu importe, ai-je pensé. Après tout, j’avais le droit d’habiter ici, autant que d’utiliser les toilettes. Je suis rentré dans ma chambre et je me suis dit tout de même que j’étais mieux là, où il faisait moins froid et où je ne risquais de croiser personne. Comme je n’avais pas de serviette, j’ai attendu que mes pieds sèchent tout seuls en restant debout face à la fenêtre.

De là, on aperçoit les toits alentour et le ciel. Tout est gris. Sous la voute pâle et lisse qui s’élève mollement de l’horizon, c’est un enchevêtrement de zinc et de pierre, de briques, de fenêtres et de lucarnes, de cheminées, de gouttières, d’antennes, qui figurent une mer déchaînée dont on aurait soudain figé le tumulte. Voici la ville, se dit-elle, cette ville dont elle parcourait hier les profondeurs et dont, à présent, elle découvre la surface tourmentée. Tel est ce monde étrange où elle a d’un coup été jetée et qu’elle embrasse d’un regard plein d’inquiétude et pourtant familier par le souvenir déjà acquis. Elle sait que tout à l’heure ou demain elle devra y plonger à nouveau et se mêler au chaos des rues et de la foule. Mais dans ce moment, protégée derrière la vitre, elle se réjouit du silence et de sa solitude. Elle voudrait que ce moment dure infiniment, qu’il soit un rêve paisible, aussi long que la nuit qui a précédé son réveil au restaurant. Elle voudrait rester ainsi dans la seule contemplation de ce monde, éloignée de son agitation, et l’embrassant paresseusement, sans imagination.

Elle se retourne et demeure immobile, un peu hébétée par ce remuement d’images et d’idées. Les murs de sa chambre, vides, l’en détournent peu à peu. Ne pas penser à dehors, se dit-elle. J’ai faim, se dit-elle aussi. Je veux sortir de cette chambre, voir Philippe, ne plus être seule, voilà encore ce qu’elle se dit. Ses pieds sont presque secs. Elle les essuie sur le bord de la couverture. Puis elle se dirige vers la porte qu’elle ouvre avec précaution. Lentement, elle descend l’escalier. Parvenue dans le salon vide, elle s’arrête et tend l’oreille. Philippe n’est pas levé, la porte de sa chambre est fermée. Elle rejoint la cuisine. Là, elle ouvre un placard et trouve une boîte de thé. Si Philippe se lève, il sera content d’en prendre avec elle. Tandis que l’eau chauffe dans la bouilloire, elle regarde par la petite fenêtre qui donne sur la cour et sur l’immeuble d’en face. Des quelques appartements visibles, elle distingue à travers les fenêtres les ameublements intérieurs, mais difficilement à cause de rideaux, d’un volet rabattu ou du reflet de la lumière. Le bruit crescendo de l’eau en ébullition la sort de sa rêverie. Elle récupère la théière de la veille qui a séché sur le bord de l’évier et y jette un peu de thé puis verse l’eau brûlante. Elle réunit ensuite sur un plateau deux tasses, des biscottes, du beurre, de la confiture, qu’elle apporte au salon.

Elle s’est assise dans le canapé, les jambes étendues sur la table basse et, tandis qu’elle savoure son petit déjeuner, elle se voit dans la télévision dont l’écran éteint fait comme un miroir. Elle observe chacun de ses gestes, celui de croquer dans ses biscottes en essayant de récupérer les miettes qui tombent de sa bouche, celui de boire son thé en ayant soin de tourner la tête pour que son visage ne soit pas caché par la tasse. Elle se sent observée par son reflet. Elle trouverait presque intimidant ce regard qui la scrute sans jamais se détourner. Elle aurait peur sans doute si ce n’était pas elle. Mais c’est elle, puisque chacun de ses gestes, pensé puis réalisé, est répliqué fidèlement. Elle tient dans cette image, en plus que de sentir son corps, une preuve supplémentaire d’elle-même, qui la rassure. Elle est bien là. Et, lorsque Philippe sortira de sa chambre, elle sera bien là dans le canapé, comme la veille, avec plus d’assurance encore pour lui dire bonjour ou répondre à ses questions. Elle pense à lui, qu’elle imagine en train de dormir dans son lit. Elle voudrait le rejoindre pour s’allonger à ses côtés. Elle a fini de manger, pose sa tasse sur la table. Elle renverse la tête sur le coussin du canapé et se laisse envahir par la douce sensation de prolonger sa nuit dans le lit de Philippe. A force même d’y penser, elle finit par fermer les yeux et s’endormir à nouveau.

Elle s’est réveillée d’un coup, sans la moindre hésitation, en ouvrant les yeux entièrement. Aussitôt, elle a aperçu Philippe assis dans le fauteuil près d’elle. Il lisait un journal posé sur ses genoux. Elle ne sait pas si elle s’est réveillée naturellement ou si c’est à cause de lui, par exemple en faisant du bruit avec son journal. « J’ai fait du café », lui dit-il. Elle voit qu’il tient une tasse avec une soucoupe dans sa main. « Je bois toujours du café le matin. Le thé, c’est plutôt l’après-midi. » Il sourit pour lui faire comprendre que ce n’est pas un reproche et qu’il est même désolé de sa remarque. « J’avais apporté aussi des biscottes, réplique-t-elle naturellement. — J’en ai mangées. Merci. Vous voulez du café ? » Elle acquiesce et aussitôt il verse le reste de la cafetière dans une petite tasse qu’il lui tend. Il n’a pas envie de reprendre sa lecture. Il préfère la regarder boire son café. C’est déjà ce qu’il a fait pendant qu’elle dormait. Il l’a regardée et n’a lu par moments que quelques lignes d’un article pris au hasard. Il a pris soin de ne faire aucun bruit. C’est pourquoi il n’a pas tourné les pages de son journal.

Il ne sait toujours pas ce qui est arrivé à cette femme, pourquoi elle est ici, allongée sur son canapé. Il éprouve une inquiétude vague, la peur d’un malentendu. Il a peur de s’être mépris sur son compte car sa situation est si étrange qu’elle dissimule peut-être quelque chose qui le conduira à une déception. Il voudrait qu’elle lui raconte à nouveau cette histoire de restaurant où elle s’est réveillée, mais avec plus de détails pour être sûr qu’elle ne lui ment pas. Mais, surtout, il comprend en la regardant qu’il voudrait qu’elle reste ici, chez lui. Il redoute le moment où elle lui dira : je pars. Je dois partir. Il lui dira : non, restez. Vous pouvez rester si vous voulez. Mais elle dira qu’elle ne veut pas le déranger davantage. Peut-être lui reparlera-t-elle du restaurant et de la nuit qui a suivi, et peut-être lui dira-t-elle cette fois que les choses ne se sont pas produites exactement comme elle les a d’abord décrites, peut-être même que tout est faux, qu’elle a inventé cette histoire parce qu’elle n’avait pas le choix, parce qu’elle voulait rester chez lui et qu’elle n’avait nulle part où aller. Elle lui dira qu’elle doit rentrer chez elle, qu’elle s’est disputée avec son mari, qu’elle doit l’appeler, qu’ils vont se réconcilier, qu’ils se disputent souvent, qu’il est violent parfois, qu’il lui fait peur, c’est vrai, mais qu’elle l’aime et qu’elle ne veut pas le quitter, que les hommes sont parfois violents mais qu’il faut savoir leur pardonner. Il pense à cela depuis hier soir et redoute qu’elle prononce ces paroles ou quelque chose de semblable. Il préférerait que son histoire de restaurant soit vraie, du moins qu’elle s’y tienne et, s’il la questionne, qu’elle continue de lui dire que c’est vrai. Alors elle restera parce que, en effet, elle ne sait pas où aller et qu’elle a véritablement surgi de nulle part et qu’elle est perdue.

Allongée sur le canapé, elle boit son café, sans un mot, tandis qu’il pense à tout cela. Mais même si cette histoire est vraie, et surtout si elle est vraie, elle est si étrange que, peut-être, cette femme qui est là, devant lui, disparaîtra tout d’un coup, comme elle est apparue. Peut-être n’existe-t-elle pas tout à fait. Voilà ce qu’il pense depuis hier soir, et qui le rend sombre : quel que soit son secret, cette femme risque à tout moment de repartir ou de disparaître, ce qui revient au même, ou plutôt voilà ce qu’il pensait car, en ouvrant la porte ce matin, et en la voyant étendue sur le canapé, cela a été une véritable surprise et il en était bouleversé, plus qu’il ne l’eût imaginé. Pendant un long moment, il n’a pu s’empêcher de sourire : elle était là et cela le rendait heureux. Un peu plus tôt, il avait pensé gravir l’escalier pour coller son oreille à la porte et deviner sa présence dans la chambre, mais voilà que c’était elle qui était descendue et qui était venue à lui. Elle ne s’était pas enfuie, elle n’avait pas disparu, elle ne se cachait pas, elle ne le craignait pas, elle venait se réfugier dans son canapé comme un petit animal. Elle est là. Comment lui dire ? Comment lui demander ? Il se dit qu’il doit simplement lui poser la question. Il replie son journal et : « Vous allez partir ? » Mais il aurait voulu poser la question autrement : « Vous allez rester ? » Elle le regarde sans répondre et il comprend que, d’une certaine manière, elle voulait peut-être lui poser la même question, mais de son point de vue : « Est-ce que vous voulez que je parte ? » ou plutôt : « Est-ce que je peux rester ? » Mais elle ne dit rien et son regard est dur et il y voit de la crainte. Il veut la rassurer, ne pas prolonger l’incertitude où ils sont tous deux : « Vous n’avez nulle part où aller ? C’est bien cela ? » Elle hoche la tête et cela veut dire non. Mais il veut entendre sa voix : « Répondez-moi. Je peux vous aider. Mais je dois comprendre ce qui vous arrive, de quoi vous avez besoin. » Il parle d’une voix douce mais son regard est aussi dur que le sien parce que naturellement il y a la même inquiétude. « Non, répond elle d’une voix tremblante. — Non, quoi ? — Non. Je ne sais pas où aller. — Vous êtes sûre ? Vous n’avez pas de logement, pas de… Vous n’avez rien ? — Non. — Vous n’avez personne chez qui aller ? — Non. » Il baisse les yeux, réfléchit. Il a sa réponse. Même si elle est loin de satisfaire sa curiosité, il tient sa réponse. Alors il peut lui dire cela, en détachant chacune des phrases et en la regardant droit dans les yeux : « Vous allez rester ici, chez moi. Vous resterez le temps que vous voulez. Vous aurez la chambre là-haut, où vous avez dormi, et vous serez chez vous. Je vais m’occuper de vous, ne soyez plus inquiète. Je vais acheter tout ce qu’il vous faut. Vous ne manquerez de rien. » Elle le regarde, bouche bée. Puis un long frisson parcourt son corps, depuis sa nuque jusque dans ses jambes, ou inversement, elle ne sait pas, comme une vague s’écrasant sur le sable puis refluant aussitôt. Ses yeux et sa bouche se plissent. Elle ne sait quoi répondre. Dans sa tête, elle s’entend dire merci, merci, merci, et c’est comme si lui les avait entendus car il sourit : « Vous êtes d’accord ? — Oui. » Et c’est un oui profond, comme si elle expirait. Et à son tour elle lui sourit et il est émerveillé par ce sourire. De ses lèvres vibrantes s’échappent alors un premier merci, à peine audible, prononcé comme pour elle-même, puis un autre, dit plus fermement et plus consciemment, pour qu’il soit entendu cette fois. Après un long silence, il reprend : « Je dois faire quelques courses. Vous venez avec moi ? — Oui. — Pour vous il faut acheter une brosse à dents, du dentifrice et puis des vêtements et aussi des sous-vêtements, parce que vous n’avez rien du tout… — Non. » Elle sourit à nouveau car elle n’avait pas pensé à tout cela. Il se lève et tape dans ses mains : « Eh bien ! allons-y ! Vous pouvez prendre une douche. Vos vêtements sont dans la salle de bain. Et quand vous êtes prête, vous me le dites. »

Quand nous sommes sortis et que je me suis retrouvé sur le palier, j’ai regardé Philippe fermer la porte et j’ai ressenti une sorte d’angoisse. C’était la première fois que je quittais l’appartement. Je m’étais si bien habituée à sa chaleur, à son confort, au sentiment de protection qu’il m’avait aussitôt procuré que l’idée de le quitter et de me retrouver à nouveau dehors m’eût été presque insupportable si Philippe n’avait pas été là pour m’accompagner. Si au même moment je m’étais retrouvée seule, je crois que je n’aurais pas fait un pas de plus. Je ne sais pas ce que j’aurais fait. Je serais restée à la porte. Je crois que je me suis mise à trembler, mais peut-être aussi à cause de l’air froid de la cage d’escalier. Philippe s’en est aperçue et m’a demandé si je voulais enfiler un second pull-over ou en mettre un autre plus chaud, mais je lui ai dit que non, que ça irait. J’avais une grosse écharpe. Il s’est posté face à moi avec un air très sérieux et il l’a resserrée autour de mon cou et l’a ajustée pour qu’elle me couvre parfaitement entre les deux pans de mon manteau. Et puis il a remis délicatement une de mes mèches de cheveux derrière mon oreille.

En descendant, j’ai reconnu l’escalier, sa lumière, le craquement des marches et de la rampe en bois, la couleur bleu foncé des portes et les murs sales. Au rez-de-chaussée, il y avait de nouveau le long couloir et son odeur âcre, et je l’ai trouvé plus sombre encore, peut-être parce que nous tournions le dos à la lumière cette fois. Nous avons traversé la cour pavée, que je n’ai pas reconnue, puis Philippe a ouvert la lourde porte cochère qui donne sur la rue, et c’est alors que j’ai reçu en plein visage un souffle d’air glacial, comme si le vent s’était levé tout d’un coup. J’ai hésité à avancer, mais Philippe m’a dit : « Allez », en levant son bras. Je me suis retrouvée sur le trottoir et j’étais abasourdie à la fois par le vent et par la lumière forte que je n’avais pourtant pas remarquée depuis les fenêtres de l’appartement ou dans la cour. Avec tout cela, j’avais les cheveux dans les yeux. À nouveau, Philippe m’a recoiffée. Puis il m’a regardée avec un sourire et il a plongé ses mains dans les poches de son manteau, en levant son coude pour que je lui prenne le bras. Nous nous sommes élancés face au vent. Tout de suite, cela m’a rappelé le moment où j’avais quitté le restaurant le premier soir, en me ruant sous la pluie. Mais à présent il ne pleuvait pas et le froid était plus supportable. Et, surtout, je n’étais plus seule et cela changeait tout, et je serrais le bras de Philippe aussi fort que je le pouvais. Et lui aussi me serrait contre lui, si bien que nous marchions épaule contre épaule, comme si elles étaient soudées. Plusieurs fois, j’ai remarqué aussi que nos pas s’accordaient parfaitement et que nos talons frappaient le sol en cadence, et je me suis dit que nous ne faisions qu’un.

Nous avons rejoint une rue très commerçante et nous avons d’abord acheté des légumes. Il y en avait de toutes sortes et de toutes les couleurs. C’est un jeune homme très maigre qui nous a servis et il répétait très fort chacune de nos commandes en les ponctuant, une fois pesées, d’un : « Et avec ça ? » tout aussi sonore et dit en écarquillant les yeux. Pour autant que je me souvienne, nous avons acheté des pommes de terre, des carottes, un navet, des champignons, des haricots, du fenouil, des pommes, du raisin et un bouquet d’herbes dont je ne me souviens plus le nom. Ensuite, nous sommes passés chez un boucher où nous avons acheté du porc, du bœuf et du boudin blanc parce que Philipe voulait me le faire goûter. Là, j’ai remarqué que les trois vendeurs portaient une casquette identique comme s’ils étaient de la même famille. Ils circulaient très vite derrière le comptoir en agitant leurs bras et en se frôlant sans cesse, mais sans se toucher. Quand Philippe a eu payé, le vendeur s’est adressé à moi et m’a lancé : « Et ma petite dame ? » Je n’ai pas eu le temps de réfléchir car Philippe a aussitôt répondu : « Non, elle est avec moi », et le vendeur s’est exclamé : « Alors c’est parfait ! », et son regard avait déjà glissé vers une grosse femme avec un foulard sur la tête qui attendait près de moi. « A nous ! », lui a-t-il lancé. Elle a un peu sursauté et j’ai eu l’impression qu’il la réveillait. En sortant, j’ai remarqué que le sac en toile contenant les courses était déjà lourd, à la façon dont il faisait pencher Philippe sur un côté, le tenant à bout de bras. Après cela, nous sommes passés devant plusieurs magasins, sans rien acheter. Au bout de la rue, nous sommes entrés dans un supermarché où il y avait beaucoup de monde et où nous avons eu de la peine à faire nos achats. Avec ses allées étroites entre des rayons pleins à craquer du sol au plafond, cela faisait comme un labyrinthe où, rapidement, j’ai eu la sensation de me perdre et d’étouffer. Les autres clients me faisaient d’ailleurs la même impression, circulant difficilement au milieu de ces tranchées si hautes et si resserrées, et pour certains embarrassés par leur caddies. Ils semblaient calculer sans cesse leur trajectoire et leur vitesse pour se croiser et progresser convenablement. Plusieurs fois, j’ai perdu de vue Philippe et, quand je parvenais à le rejoindre, c’était un pur hasard, au détour d’une allée. Lui, préoccupé seulement par ses recherches dans les rayons, ne comprenait pas, chaque fois, que je l’avais perdu et ne mesurait pas le soulagement que j’avais de le retrouver. Il me donnait, de la sorte, l’impression déplaisante de ne plus se soucier de moi. Dans son panier en plastique qu’il portait sur l’avant-bras s’accumulaient des boîtes de toutes sortes, des sachets, des pots en verre, des bouteilles, et je me demandais quand tout cela finirait. « Je vous retrouve à la caisse », m’a-t-il dit au bout d’un moment. Il n’avait pas fini et il lui restait seulement du lait à prendre. J’étais abasourdie et j’ai dit d’accord, et il s’est éloigné vers le fond du magasin. A la caisse, nous avons fait la queue longuement car seulement deux d’entre elles étaient ouvertes sur les quatre que j’ai comptées. De plus, une cliente devant nous avait un caddie plein et la caissière a dû faire appel à l’une de ses collègues pour vérifier un prix en rayon. Tout cela m’a paru interminable et j’avais hâte de quitter ce lieu. Je voyais à l’expression de lassitude sur le visage de Philippe qu’il en avait assez lui aussi, et finalement c’était la même expression sur les visages des autres clients. Quand nous sommes sortis, nous avions perdu notre bonne humeur et nous sommes restés silencieux jusqu’à la boulangerie où nous avons acheté une baguette et deux petites pâtisseries que Philippe a déposé avec précaution dans son sac, sur le haut des courses, en me faisant un clin d’œil complice. Le sac était plein à ras bord et j’ai eu de la peine pour Philippe quand il l’a soulevé de nouveau.

Ils se sont installés à une terrasse de restaurant, dans une petite rue silencieuse qui aboutit dans le dos d’une église. Il était 10h20 et ils ont pris un café. En sortant du supermarché, Philippe a dit : « On a bien mérité un café. » Elle s’est alors souvenu que c’était son rituel du matin puisqu’il le lui avait dit le jour où ils se sont rencontrés. Naturellement, tous deux, assis à cette terrasse, ont repensé à ce jour-là, même si c’était une autre terrasse. Mais aucun d’eux n’y a fait allusion, par une sorte de pudeur sans doute, comme si leur relation, née si étrangement et si subitement, et désormais si familière, éteint empreinte de trop de bizarrerie pour qu’aucun d’eux ne prît le risque de susciter chez l’autre une forme de gêne.

Quand ils ont eu terminé leur café, Philippe a proposé de rentrer seul chez lui pour y déposer les courses, puis de revenir la chercher parce qu’ils devaient lui acheter des vêtements et que cela prendrait du temps. Elle lui a proposé de l’accompagner car elle n’avait rien à faire. Mais il a insisté. Cela était inutile et il préférait qu’elle restât à se reposer.